CMA CGM investit dans le biométhane américain de Vanguard Renewables

Vanguard Renewables, société américaine spécialisée dans la méthanisation de déchets organiques et agricoles et détenue par le fonds BlackRock (et partenaire de TotalEnergies aux États-Unis), a annoncé l’entrée du groupe CMA CGM à son capital via une prise de participation minoritaire. L’opération, réalisée par le biais de CMA CGM Pulse, le fonds d’investissement du groupe dédié à l’énergie, vise à sécuriser des volumes significatifs de biométhane sur le long terme.
Vanguard Renewables valorise les déchets organiques agricoles et agroalimentaires pour produire du biométhane – ou renewable natural gas (RNG) dans le vocabulaire nord-américain. Jusqu’à quatre sites de production seront entièrement dédiés à CMA CGM dans le cadre de ce partenariat, assurant à l’armateur marseillais un accès privilégié à un gaz renouvelable bas-carbone, issu d’installations industrielles à grande échelle sur le sol américain.
Cette annonce intervient alors que l’Europe renforce fortement ses exigences environnementales vis-à-vis du transport maritime, avec notamment l’entrée en vigueur du règlement FuelEU Maritime au 1er janvier 2025. Dans le même temps, la filière biométhane française est en plein essor, avec une dynamique unique en Europe.

Porte-conteneurs CMA CGM naviguant en mer sous un ciel dégagé, symbolisant le transport maritime international

Illustration – Le transport maritime mondial est en pleine mutation, poussé à verdir ses carburants. (Crédit : Pixabay)

FuelEU Maritime : une nouvelle donne pour des navires plus verts

Adopté dans le cadre du Pacte vert Fit for 55, le règlement FuelEU Maritime transport.ec.europa.eu impose aux navires de plus de 5 000 tonnes touchant les ports européens de réduire progressivement l’intensité carbone des carburants utilisés.
Objectif : –2 % dès 2025, –6 % en 2030, –14,5 % en 2035 et –80 % en 2050 par rapport à 2020.
La règle couvre l’analyse complète du cycle de vie des carburants (well-to-wake), incluant CO2, méthane et protoxyde d’azote.
En parallèle, l’Organisation maritime internationale (IMO)  a adopté en 2023 une stratégie climat mondiale visant la neutralité carbone d’ici 2050. Elle pourrait entrer en vigueur dès 2027, avec des mécanismes de pénalités si les seuils GES sont dépassés.
Pour répondre à ces exigences, de nombreux armateurs – dont CMA CGM – ont misé sur des navires propulsés au GNL (gaz naturel liquéfié). Ce carburant fossile permet une réduction immédiate d’environ 20 % des émissions de CO2 à la combustion par rapport au fioul lourd conventionnel (tank-to-wake), tout en offrant la possibilité d’être remplacé progressivement par du bioGNL, un carburant renouvelable aux émissions neutres en cycle de vie.
Cette stratégie dite de “transition GNL” est centrale : les navires “dual fuel” pourront accélérer leur décarbonation en changeant simplement de carburant, sans changer de motorisation.
CMA CGM fait figure de pionnier, avec 18 milliards de dollars investis dans une flotte de 131 navires “éco-énergétiques” attendus d’ici 2028 (compatibles biométhane, méthanol vert ou e-carburants). Dans ce contexte, sécuriser des volumes de carburants renouvelables devient stratégique, à l’approche du virage réglementaire de 2025.

Des partenariats locaux : de Salamandre à Suez

Le choix de CMA CGM d’investir aux États-Unis intervient après plusieurs initiatives en France et en Europe pour développer une filière de biométhane dédiée au maritime.

En 2022, CMA CGM s’était associé à Engie autour du projet Salamandre, une unité pilote de pyrogazéification envisagée sur le port du Havre. L’objectif : produire environ 150 GWh/an de biométhane de seconde génération à partir de déchets solides (CSR, biomasse), pour alimenter ses navires.

Visionnaire sur le papier, le projet a été abandonné début 2025 , confronté à une série de difficultés : explosion des coûts (au-delà des 150 M€ initiaux), absence de financements publics, complexité d’approvisionnement en matières premières, et réajustements stratégiques chez les partenaires.
Cela n’a cependant pas marqué la fin des travaux sur la pyrogazéification du côté d’Engie, ni la fin de toute collaboration entre les deux groupes.

En parallèle, dès octobre 2024, CMA CGM avait signé un partenariat stratégique avec Suez pour accélérer la production de biométhane en Europe. 

L’accord vise la fourniture de 100 000 tonnes/an d’ici 2030, à partir de déchets organiques. Une coentreprise dotée d’un fonds de 100 M€ sera créée pour développer les unités de production, destinées aux navires de CMA CGM… mais potentiellement ouvertes à d’autres clients.  Le partenariat comprend également un programme commun de R&D, notamment sur des technologies comme la gazéification hydrothermale, capable de valoriser des déchets non fermentescibles. Ce projet incarne une volonté de souveraineté énergétique et de sécurisation des approvisionnements pour le transport maritime.
En s’alliant avec un acteur français comme Suez, CMA CGM affichait clairement son ambition de construire une filière bioGNL “Made in France/Europe” pour verdir ses bateaux.

L’offensive américaine : cap sur Vanguard Renewables

En août 2025, CMA CGM officialise un partenariat stratégique avec Vanguard Renewables, acteur américain du biométhane.  Jusqu’à quatre unités de production seront dédiées aux besoins du groupe, garantissant un accès privilégié à du biométhane liquéfiable (bioGNL), directement sur le sol américain.

Pour CMA CGM, cette alliance offre une assurance d’approvisionnement complémentaire, en s’appuyant sur un acteur bien implanté aux États-Unis, capable de produire à grande échelle à partir de déchets agricoles et alimentaires. Ce mouvement s’inscrit dans une logique de diversification géographique et technologique, alors que le marché nord-américain du biométhane est en pleine expansion. En misant sur un partenaire local, CMA CGM anticipe également la possibilité d’avitailler ses navires sur place, dans les ports américains où il opère déjà.

En pratique, cette approche permet au groupe de renforcer sa trajectoire bas carbone sans dépendre uniquement du développement européen, tout en profitant des dynamiques industrielles américaines, plus rapides sur certains volets.

 

Biométhane : entre opportunité locale et risque de dépendance externe

L’essor du biométhane « Made in France » : un potentiel local à exploiter

L’investissement transatlantique de CMA CGM intervient alors que la France est devenue le premier producteur de biométhane en Europe, devant l’Allemagne.
Fin T1 2025, la capacité installée européenne atteignait 7 milliards Nm3/an, en hausse de 9 % sur un an, avec une forte contribution française. 

Cette dynamique s’explique par un cadre favorable à l’injection , et pourrait prochainement s’amplifier dans les années à venir grâce à la conversion des unités de cogénération biogaz.
Le pays compte plus de 1 100 installations de cogénération, souvent arrivées en fin de contrat, dont une grande partie est techniquement convertible. Jusqu’ici, les producteurs souhaitant sortir d’un contrat de cogénération avant son terme devaient payer des indemnités à l’état via EDF OA, ce qui bloquait les conversions.
En mai 2025, un projet de texte validé par le Conseil supérieur de l’énergie a acté la suppression de ces pénalités. Sa publication est attendue à l’automne, ce qui ouvrirait la voie à un changement d’échelle.

Par ailleurs, le cadre de soutien évolue avec la mise en œuvre des Certificats de Production de Biogaz (CPB) et des Biomethane Purchase Agreements (BPA), facilitant la vente directe à des consommateurs comme le transport maritime. Dans ce contexte, le choix de CMA CGM d’investir à l’étranger plutôt que de miser davantage sur le marché français soulève des questions. 

Le groupe CMA CGM défend une logique de diversification. Mais alors que l’Union européenne vise 35 milliards Nm3 de biométhane d’ici 2030 (REPowerEU), et que le PDG de CMA CGM, Rodolphe Saadé, mettait récemment en avant la souveraineté énergétique européenne comme un objectif stratégique, cette décision interroge.

Vers une nouvelle dépendance énergétique ?

Cette réflexion sur les opportunités locales en appelle une autre : à défaut d’agir, l’Europe risque-t-elle de voir émerger une nouvelle forme de dépendance énergétique ?

L’accord entre CMA CGM et Vanguard Renewables ne constitue pas une dépendance énergétique au sens strict — le biométhane produit aux États-Unis n’est pas destiné à être importé en Europe. Il s’agit d’un approvisionnement local pour un usage local, dans les ports nord-américains où le groupe est déjà actif.

Mais cette stratégie interroge malgré tout : à l’heure où l’Europe cherche à réduire sa dépendance au gaz fossile, notamment depuis 2022, il est légitime de s’interroger sur le risque de substituer une dépendance par une autre, cette fois non plus en gaz fossile, mais en gaz renouvelable importé.

Le marché américain du biométhane est en forte expansion : 3 milliards de dollars d’investissements en 2024, plus de 125 projets lancés sur l’année, et un virage très net vers la production de RNG destiné aux transports. Alors que la majorité du biogaz américain provenait jusqu’ici de sites d’enfouissement valorisés en électricité, 95 % des nouvelles installations en 2024 visent désormais l’épuration en biométhane/carburant.

Ce dynamisme permet aux groupes comme CMA CGM de s’approvisionner rapidement en volumes significatifs, là où le développement européen est plus progressif. Ce choix peut donc être vu comme une réponse pragmatique à l’urgence climatique et réglementaire.  Mais il souligne aussi l’enjeu pour l’Europe — et la France — de ne pas rater ce virage industriel.
Si les objectifs de REPowerEU sont atteints, si le cadre de soutien (CPB, BPA…) est consolidé, et si les conversions d’unités de cogénération s’accélèrent, alors le biométhane « Made in Europe » pourra réellement rivaliser, en qualité et en prix, avec les solutions étrangères.Il est donc temps de renforcer la compétitivité, la stabilité réglementaire et la visibilité industrielle pour éviter que les acteurs européens ne soient tentés de regarder ailleurs.

Car si la transition énergétique maritime est bel et bien engagée, elle ne se jouera pas uniquement sur les océans : elle dépendra aussi de la capacité des territoires à faire émerger une production de carburants durables, locale, compétitive et à l’échelle industrielle.

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